Installés au Liban depuis 10 ans, les deux frères originaires de Brossard, sur la rive sud de Montréal, amènent un peu de leur province natale au nord du pays du Cèdre. Un pont entre leurs deux cultures que l’on peut trouver à Tripoli, à quelques mètres de la mer.
Nés respectivement en 1984 et 1990 à Brossard, d’une mère québécoise et d’un père libanais, Tristan et Tamim Raad sont des enfants de l’immigration. « Notre père avait quitté le Liban en 1975, pendant la guerre civile. Il avait 17 ans, il est venu au Québec pour travailler. Il a rencontré ma mère et y a fait sa vie », explique Tamim. Il se souvient que son père tenait une petite boutique de fruits et légumes appelée « La Petite Méditerranée ».
Quelques années plus tard, en 1995, alors que le Liban se reconstruit après la guerre, toute la petite famille décide de s’y installer. « Ils voulaient être plus proches de la famille et pas juste passer leur temps à travailler, voir leurs enfants », explique le cadet. Comme eux, beaucoup de ceux qui ont fui leur pays reviennent et se réinstallent. Le climat est doux et l’heure est au nouveau départ pour les Raad, à l’image de la population libanaise.
Années 2000 : retour au Québec
Mais au début des années 2000, la situation se dégrade, au Liban d’abord avec l’assassinat de l’ancien président Rafiq Hariri, puis dans l’intimité de la famille, avec le divorce des parents Raad. Les deux frères retournent au Québec, à Laval cette fois, sur la rive nord de Montréal. « Je suis retourné à l’école et je suis entré sur le marché du travail à côté de mes études », poursuit Tamim.
Parallèlement, ils gardent leur lien avec le Liban et y retournent tous les étés, entretenant ainsi leur connaissance de la langue, leurs amitiés et leur réseau. Tamim commence alors sa carrière dans le secteur de l’alimentation et de la boisson dans une rôtisserie St-Hubert. En 2013, après plusieurs années d’expérience, il finit par se lancer dans l’entrepreneuriat avec son frère aîné Tristan.
Cette aventure les mène à Tripoli, la ville d’origine de leur père, au nord du Liban. Installée au bord de la méditerranée, la ville est réputée pour sa nourriture, ses senteurs et son artisanat. Pour les deux frères, démarrer leur restaurant avait plus de sens au Liban qu’au Québec. « C’est difficile de commencer à zéro au Québec. Au Liban, il y a plus d’opportunités, il y a de la place pour tout le monde », explique Tamim.
Après des débuts modestes, les frères Raad acquièrent un magnifique bâtiment de pierres blanches pour y installer Timmy’s, un speakeasy (bar secret) où la population pouvait venir s’évader le temps d’une soirée dansante ou d’un concert.
Inspirés par leur Québec natal, Tamim et Tristan n’hésitent pas sur le menu : « On voulait donner une autre expérience, servir de bons déjeuners, des wings et des burgers », explique Tamim. Un menu couronné par leur « mets signature », la poutine, véritable symbole québécois. « La poutine est connue partout dans le monde, maintenant. Et il y a beaucoup de Libanais au Canada, donc ce plat est nostalgique pour eux lorsqu’ils sont de retour au pays », poursuit l’entrepreneur.
Intégration et différence de cultures
En parlant de ses deux identités québécoise et libanaise, Tamim résume ce qui fait pour lui la différence fondamentale entre les deux pays : « Au Québec, si je veux voir des amis, je dois prendre rendez-vous des semaines avant. Au Liban, je n’ai qu’à aller au café à côté de chez moi et je croiserai forcément un ami et y ferai des rencontres avec qui jaser tout l’après-midi ».
Quand on lui demande où il se sent chez lui, il explique être divisé entre les deux, mais que ce sont ses proches qui lui donnent un sentiment de confort. « Au Québec, il y a plus de racisme envers les personnes arabes. Je ne suis pas affecté, mais l’idée que l’on puisse penser comme cela me fait mal. Au Liban, c’est l’inverse, on voit la double appartenance comme une chance et une opportunité, car cela donne un plan B si quelque chose dégénère. Beaucoup souhaitent cela », explique Tamim.
Selon lui, l’idée de revenir au Québec est toujours dans ses pensées. « C’est 50 % de ma vie. Je suis vraiment divisé en deux. Pour l’instant, je suis à Tripoli, on est ancrés et on s’est beaucoup donnés et si jamais ça ne marche plus on verra », poursuit-il.
Troisième vague de migration
Depuis 2019, le Liban connaît sa troisième grande vague de migration. En cause, la thawra (révolution en arabe), mais surtout la crise multidimensionnelle qui accable la population. En quatre ans, la livre libanaise a perdu 98 % de sa valeur, faisant chuter les salaires, et 80 % de la population est passée sous le seuil de pauvreté.
Entre 2019 et 2022, ce sont plus de 200 000 personnes qui ont quitté le pays, dont environ 75 % de jeunes. Une migration massive qui crée des pénuries de médecins et d’enseignants par exemple. « C’est dommage. Ceux qui pourraient améliorer le pays partent et exportent leur potentiel et leurs compétences » regrette Tamim, qui subit aussi personnellement cette émigration de masse : « 90 % de mon cercle n’est plus au Liban. Parmi mes amis d’enfance, je n’ai plus personne ». Cela impacte ainsi son travail, car leur clientèle a changé et s’est largement réduite.
C’est sans oublier la pandémie de COVID-19, les conflits armés… Autant d’événements qui affectent leur travail et la population, qui a moins le goût de sortir.
Si les deux frères sont bien à Tripoli, il n’empêche que la succession de crises et de guerres leur donne du fil à retordre. « Même après plus de 10 ans, on n’arrête jamais, il faut se réinventer tous les jours. Ce manque de stabilité, c’est le côté négatif du pays », explique Tristan.
Photos : François Robert-Durand
À propos de Marine Caleb
Journaliste indépendante, Marine Caleb vit entre Marseille et Tripoli au Liban. Elle se spécialise dans la migration et les droits des femmes et écrit pour divers médias canadiens, français et du Swana. Ayant vécu de nombreuses années au Québec, elle dirige le magazine des journalistes du Québec, Le Trente.
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