Alors que le Liban se soulève depuis octobre, les immigrés libanais au Québec assistent à leur manière à cette révolution, entre fierté, amour inconditionnel et pragmatisme. Comment jonglent-ils entre leurs appartenances aux Québec et au Liban durant un tel mouvement ?
« Je pense que cela a commencé avec les feux », réfléchit Nathalie Rafei, chargée de projets installée au Québec depuis 2016. En octobre 2019, des incendies ravagent les forêts du Liban. La diaspora libanaise s’émeut, des fonds sont levés pour aider les familles restées au pays.
Le 17 octobre, ce dernier annonce une taxe sur les applications mobiles WhatsApp, Skype ou Viber. Autant de moyens de communiquer essentiels entre les Libanais de la diaspora et ceux restés au pays. C’est l’annonce de trop : la population prend la rue. Ainsi commence la « révolution » (thawra en arabe).
Au-delà de l’étincelle, les racines du mouvement sont profondes : elles sont liées à la corruption, aux problèmes d’électricité, au manque d’infrastructures ou d’eau courante ou à la crise financière. Menés majoritairement par les jeunes et les classes populaires, les mobilisés demandent la démission des dirigeants politiques en place, et désirent former un nouveau gouvernement issu de la société civile.
« On est la génération qui se bat pour et contre », défend Dahlia, étudiante franco-canadienne ayant passé son enfance au Liban, en faisant référence à la jeunesse. Ils se battent pour leur pays et ce qu’il représente, mais aussi contre des « dogmes dépassés encore portés par les générations plus âgées », détaille la jeune femme.
Peur
Pour Lamia Charlebois, consultante en relations publiques installée au Québec depuis plus de trente ans, les jeunes ont l’avantage de ne pas ressentir de peur. « Ils n’ont pas goûté aux bombes », explique-t-elle. C’est justement la violence qui a poussé Lamia à quitter le Liban. Très proche de sa famille, « le départ n’a jamais été une option ». Jusqu’au moment où la guerre lui a pris son meilleur ami et qu’elle a vu le doyen de son université se faire tuer sous ses yeux.
Quand elle a vu son pays prendre la rue, la femme d’affaires dit avoir ressenti deux sentiments extrêmement forts : « la grande joie d’une renaissance attendue et la peur du sang qui pourrait couler ». Dans un pays où cohabitent 18 confessions religieuses et où la guerre est à peine un souvenir, la situation locale et régionale fait encore craindre des conséquences d’un débordement ou d’une erreur.
Au regard des réactions de certains hommes du gouvernement, Nathalie confie avoir peur. « Je me suis aussi dit que je suis prête à aller là-bas et à y mourir s’il y a de la violence », déclare-t-elle. À défaut de pouvoir être présente, la mère de deux enfants communique beaucoup avec ses proches, ses cousins et ses amis sur place pour les encourager.
Fierté
Au-delà de la crainte, la mobilisation génère enthousiasme et fierté parmi les membres engagés de la communauté libanaise, à Montréal du moins. S’il y a autant de façons de vivre la révolution libanaise au Québec que de Libanais dans la province, il y a toujours quelque chose de profondément romantique dans leur expérience.
« Quand ton pays va mal, il y a plusieurs types d’immigrés », pense Lamia. Il y a premièrement ceux qui détestent le Liban, peut-être à cause d’un traumatisme, et qui s’impliquent moins. « D’autres émigrent au Canada pour une courte période avant de rentrer au pays : c’est plus sécuritaire, ça les protège de tout conflit identitaire intérieur. Et il y a ceux qui ont un sentiment fort, mais mystérieux de devoir et d’amour envers le Liban », résume Lamia Charlebois. La femme affirme se situer dans la troisième catégorie.
Quand elle parle de la révolution, elle ne tarit pas d’éloges sur la beauté du mouvement. Depuis Montréal, elle fait son possible pour le soutenir et mobiliser la diaspora. « Si j’étais là-bas, tout mon temps irait à la révolution. Ici, j’en consacre 30 %, à cause de mes autres obligations », justifie-t-elle.
Même avant la mobilisation, la mère de famille était très impliquée pour sa communauté à Montréal. Elle administre le groupe Facebook « Libanais de Montréal, sirop d’arabe » qui compte plus de 4 000 membres et organise régulièrement des rassemblements et des discussions.
Espoir
Ces rassemblements et discussions se sont multipliés depuis le début du soulèvement. Les Libanais de Montréal se mobilisent pour montrer leur soutien et préparer le Liban de demain. « La révolution est comme une course de relais. Ceux qui participent à cette phase vont finir par fatiguer. Et à ce moment-là, une certaine voix sera donnée à la diaspora », estime Serge, un Libanais arrivé au Québec lorsqu’il n’était qu’un nourrisson.
S’il reste pour l’instant sceptique sur l’issue de ce mouvement, le jeune homme explique qu’il reste informé, qu’il assiste aux rencontres de réflexion et qu’il s’engagera par devoir — mais au bon moment.
De son côté, Joseph est très impliqué dans les groupes de Libanais, comme le rassemblement étudiant Tollab. Doctorant venant récemment de créer sa propre compagnie, Joseph se dit très optimiste. « On est toujours sorti dans la rue, mais le fait qu’il n’y ait qu’un seul drapeau brandi donne beaucoup d’espoir », estime-t-il. En effet, ce soulèvement se démarque par l’union de toutes les communautés religieuses autrefois divisées.
Pour lui, tout Libanais devrait participer à ce mouvement. Que ce soit en allant aux manifestations organisées au Québec, en relayant la situation, ou encore en retournant au pays pour ceux qui le peuvent, comme l’ont fait plus de 500 Libanais de la communauté pour célébrer la fête de l’indépendance le 22 novembre dernier.
Pragmatisme
« Je brûle d’envie d’y aller, mais j’ai des responsabilités avec mon emploi, mes enfants », explique Lamia Charlebois. Comme d’autres, elle a dû faire preuve de pragmatisme après le soulèvement. Après la fierté et l’excitation, les obligations parentales et financières ont primé.
« Je retournerais demain si je le pouvais. Je me suis senti coupable, car toutes les têtes se réunissent pour penser l’avenir. J’aurais pu contribuer d’une certaine façon », regrette Joseph en reconnaissant qu’il doit rester raisonnable.
Engagé au Québec par la fin de son doctorat et l’entreprise qu’il vient de fonder, le jeune Lavallois porte beaucoup d’espoir en ce mouvement. Il prévoit peut-être de s’engager politiquement.
D’ici quelques années, il prévoit de retourner au pays pour aider les organismes et les entreprises dans leur transition numérique, comme il le fait à Montréal avec sa compagnie. « Si je pensais avec mes émotions, ça ferait longtemps que je ne serais plus là. Quand on vient d’un pays comme le Liban, l’hiver ici fait déprimer », sourit-il.
Émotion
« Ma ville natale [Tripoli] est connue pour être fermée et très religieuse et pourtant beaucoup de jeunes sont dans la rue et il y a de la musique. Quand j’ai regardé les vidéos des manifestations, j’ai tout de suite consulté les billets d’avion pour y aller pour deux jours », témoigne Nathalie. Elle n’a finalement pas pu partir, faute d’une carte de résidence permanente valide. En attendant de la renouveler, elle ne pouvait pas sortir du territoire canadien.
Nathalie a remis son voyage à l’année prochaine. L’occasion de voyager plus longtemps et surtout avec ses filles, qui, si elles ne comprennent pas encore tout à fait ce qui se passe, sont très curieuses de ce soulèvement populaire. « Elles me voient émue et elles ont d’autant plus envie d’y aller. Je compte les emmener avec moi et les faire participer à un rassemblement », confie-t-elle.
De son côté, Lamia essaie de donner à sa fille unique le meilleur des deux pays en termes de valeurs et de connaissances. « Je pense que je la fatigue avec mon patriotisme parfois. Elle adore aller au Liban, elle a appris l’arabe, mais elle reconnaît aussi les défauts du pays », raconte-t-elle.
Déracinés
Même s’il a vécu quelques années au Liban, Serge a grandi au Québec. Durant toute sa vie, il a maintenu des liens avec la communauté libanaise présente ici. En temps de révolution, il réalise les effets de son déracinement. Il a l’impression de ne pas saisir complètement les complexités et les détails de la révolution.
« Je suis un Libanais parmi les Libanais et je ne me sens pas moins Libanais, mais quelque chose reste étranger quand les autres parlent du mouvement », témoigne-t-il des réunions sur la révolution auxquelles il a participé.
Il continue malgré tout à se sentir plus Libanais que Québécois, « même si ça ne s’entend pas, car j’ai l’accent et partage les valeurs d’ici », déclare-t-il en reprenant inconsciemment son accent québécois. Trente ans dans la province n’auront pas suffi à lui donner un sentiment d’intégration. L’identité et le sentiment d’appartenance relèvent de l’insaisissable et évoluent continuellement.
Libanais avant tout
Après avoir été tiraillée entre ses deux pays, Lamia assume maintenant sa double identité. « Alors que je rendais visite à de la famille au Liban, une femme m’a dit que j’étais un parfait mélange des deux pays », s’exclame-t-elle avec fierté. Le Québec est sa mère adoptive, le Liban sa mère patrie. Mais où qu’elle soit, Lamia s’identifie toujours comme Libanaise. « Je fais tout pour maintenir mes deux pieds là-bas. Mes vieux jours se passeront là-bas j’espère », explique-t-elle.
De son côté, Dahlia revendique de plus en plus fermement son identité libanaise. Le fait qu’elle soit encore différenciée et catégorisée comme étant arabe la pique au vif, cela renforce son sentiment d’appartenance.
La jeune femme raconte être régulièrement témoin de généralisations sur les communautés arabes, qui seraient trop bruyantes ou trop fêtardes. « On a tellement peu qu’on se raccroche à ce qu’il nous reste : la fête, la vie au jour le jour. Et on y cherche un bonheur désespéré », observe-t-elle en citant une affiche brandie lors de manifestations au Liban : « We are the happiest depressed persons you’ll ever meet » (nous sommes les personnes déprimées les plus heureuses que vous n’allez jamais rencontrer).
Photo couverture : Marine Caleb, Montréal – Ocrobre 2019