Les questions relatives à la religion ou aux minorités ont dominé les débats publics québécois une bonne partie de l’année 2019. Elles révèlent des clivages au sein de la société québécoise, que les lois proposées par les gouvernements libéral et caquiste semblent attiser plutôt qu’apaiser. En trame de fond de ces questions se trouvent des malaises identitaire et religieux, mais aussi des distorsions dans les perceptions des minorités. L’histoire culturelle, linguistique et religieuse des Québécois permet de mieux comprendre ces débats.
Religion, langue et intégration sont des questions qui ont largement animé les débats en 2019. Depuis son élection fin 2018, le gouvernement du Québec a notamment interdit le port de signes religieux aux employés de l’État en position d’autorité ainsi qu’aux enseignants des écoles publiques, élargi l’accès aux services de francisation à toutes les personnes immigrantes, sans distinction de statut, ou encore fait de la francisation un domaine de compétence du ministère de l’Immigration. Des mesures prises au nom d’un « besoin social » et de la protection de « notre identité », selon les mots de François Legault en marge des votes des lois 9 et 21 sur l’immigration et la laïcité de l’État.
Ces questions qui divisent et agitent le Québec ne sont pas nouvelles. Déjà en 2017, le gouvernement libéral de Philippe Couillard votait la Loi sur la neutralité religieuse, obligeant les services aux citoyens à être dispensés et reçus à visage découvert. Le débat autour de cette loi s’était largement concentré sur le voile et les musulmanes qui le portent.
Pour Mouloud Idir, responsable de la section Vivre ensemble du Centre Justice et Foi, il faut regarder le « sous-texte » de ces débats : les problèmes identitaires, la crainte de perdre ses valeurs face aux minorités religieuses et culturelles, mais aussi les « crises de perception » alimentées par un discours médiatique déformant l’actualité.
Historique du débat sur la place de la religion au Québec
« Cela fait 15 ans que l’on débat de cette question », explique Daniel Weinstock, philosophe au département de droit de l’Université McGill. En mars 2006, la Cour suprême du Canada autorise un jeune garçon sikh à porter son kirpan (une dague cérémoniale) à l’école. Cette décision lance la crise des accommodements raisonnables, une mesure fédérale que quiconque en situation de discrimination peut demander pour obtenir un aménagement de pratique ou de règle, ou une exception.
S’en suit la révélation de nombreux arrangements pour des membres de minorités religieuses, amenant le début d’une réflexion sur la place de la religion dans l’espace public. Avant cette crise, les accommodements se déroulaient sans encombre et l’État ne se mêlait pas de la religion, note le rapport Bouchard-Taylor.
Du nom de ses deux rédacteurs Charles Taylor et Gérard Bouchard, ce rapport rendu public en juin 2008 est le fruit de la Commission sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles demandées par le gouvernement provincial à cause de la crise.
À la suite de quoi le Parti Québécois (PQ) soumet deux projets de loi pour déterminer le « socle de l’identité québécoise », des propositions rejetées. En 2010, le gouvernement Jean Charest veut encadrer les accommodements, mais cette loi 94 ne verra jamais le jour.
Trois ans plus tard, c’est au gouvernement péquiste de Pauline Marois d’introduire l’idée d’une Charte des valeurs, qui interdit le port de signes religieux « apparents » à tous les fonctionnaires. Une idée beaucoup plus logique que la Loi 21 actuelle, selon Daniel Baril, président du Mouvement laïc québécois, un groupe en faveur d’une laïcité stricte et d’institutions publiques dépourvues de tout signe religieux, même catholique.
Identité mouvante
Depuis les accommodements raisonnables, le débat se concentre sur les signes religieux ostentatoires. Comment doit être exprimée la religion dans l’espace public ? Pour certains, accommoder les minorités religieuses contredirait la sécularisation de la société réalisée dans les années 60 lors de la Révolution tranquille, c’est-à-dire l’abandon de tout contrôle religieux sur l’État. C’est de la défense des valeurs acquises durant cette dernière dont il est question, à l’image de l’égalité homme-femme.
75 % des Québécois se disaient catholique en 2011, selon l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de Statistique Canada. « La distanciation du religieux a été rapide. Il reste un fond inconscient », estime Daniel Baril.
En témoignent les prières récitées à l’ouverture des conseils municipaux de la ville de Saguenay (jusqu’à ce que la Cour supérieure ne condamne la pratique en 2015), les crucifix dans les lieux publics ou encore le financement, encore actif à ce jour, des écoles confessionnelles.
De même, la Loi 21 n’entend pas encadrer les symboles « du patrimoine culturel du Québec, notamment […] religieux, qui témoignent de son parcours historique ». Une disposition qui calque la laïcité de tradition française. « Cela démontre une difficulté à faire face à une identité mouvante », déclare Jacques Grenier, chercheur associé au Centre Justice et Foi, qui s’est fermement positionné contre la loi caquiste.
Identité minoritaire
Ce rejet du religieux est survenu durant la Révolution tranquille, à la suite de la période d’après-guerre appelée communément la Grande Noirceur. Période durant laquelle l’emprise de l’Église catholique était à son apogée. Ce cléricalisme est à remonter jusqu’à la conquête britannique ; l’Église aurait été un rempart face à l’assimilation protestante.
Tout au long des XVIIIe et XIXe siècles, le catholicisme représentait l’identité des colons français sous l’Empire britannique, des Canadiens français dans le Bas-Canada puis des Québécois. Une identité culturelle, linguistique et religieuse ressentie comme étant vulnérable, puisque depuis toujours minoritaire en Amérique du Nord.
Car ce n’est pas seulement le catholicisme qui démarque les Québécois, mais aussi la langue française. Deux piliers d’une identité distincte, qui au fur et à mesure des conquêtes et des marginalisations a nourri un sentiment nationaliste, voire indépendantiste. Peu à peu, les francophones ont réussi à gagner en autonomie, renforçant par la même leurs différences.
Identité vulnérable
À la création de la Confédération canadienne en 1867, le sentiment nationaliste, voire souverainiste, né au XVIIIe siècle se maintient avec l’idée de vulnérabilité. Le Québec est la seule province à n’avoir pour langue officielle que le français, bien que le pays soit bilingue. Depuis, le respect des prérogatives québécoises (comme en environnement ou en immigration) est une question houleuse et complexe.
En témoigne l’adoption de l’interculturalisme, propre au Québec, en rejet du multiculturalisme canadien institué dans la Constitution en 1971. L’interculturalisme est un modèle pluraliste d’intégration et de gestion de la diversité. Aux minorités ethnoculturelles de s’intégrer à une culture commune basée sur des valeurs québécoises comme la laïcité ou le français.
Ce non-alignement réaffirme la distinction des Québécois et représenterait un moyen de protéger leur identité minoritaire. « Le multiculturalisme peut être aussi perçu comme une manière de noyer le caractère distinct du Québec, par les protecteurs de l’identité québécoise », analyse Daniel Weinstock.
Identité menacée
L’histoire de la sécularisation et de la condition minoritaire continue d’alimenter un certain discours identitaire et de sous-tendre les débats actuels sur la place des minorités culturelles et religieuses et sur l’intégration des immigrés. Pourtant, « si l’affirmation du sentiment national résumait tout, on n’aurait pas les mêmes débats », avertit Mouloud Idir. D’autres facteurs entrent en ligne de compte.
En août 2019, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ) révélait une enquête réalisée entre 2015 et 2018 dans le cadre d’un plan gouvernemental contre la radicalisation. Les conclusions démontrent d’une progression des « actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobes ». De plus, à la suite de l’attentat du Centre culturel islamique de Québec le 29 janvier 2017, qui a fait six morts et huit blessés, un débat sur le racisme systémique s’est amorcé dans la province.
Les origines d’une telle émulation de la société sont aussi à trouver dans une perception de l’islam alimentée par un discours sécuritaire et antiterroriste. Comme d’autres démocraties, le Québec connaît une « transformation du rapport à l’Autre […] au pluralisme et à la diversité », rapporte l’enquête de la CDPDJ. En cause, les actes terroristes perpétrés en Occident, qui amènent une peur de l’étranger, souvent dirigée vers la religion et surtout l’islam.
Sur la laïcité, les médias ont en effet eu tendance à rapprocher la perte d’identité séculaire aux minorités religieuses et plus précisément à la communauté musulmane et les femmes voilées. « On a l’impression que la religion va imposer son projet, que l’islam a une idéologie trop englobante et qu’il est un danger. Alors on cherche à se protéger », explique Jacques Grenier.
La loi 21 répond-elle à un besoin social ?
Cependant, Daniel Weinstock explique que si 70 % des Québécois semblent en faveur de la Loi 21, ils ne sont pas nécessairement xénophobes. Selon lui, une partie de la population, inspirée de la France, estimerait que la laïcité est déficiente parce que trop peu (ou mal) encadrée. Pour un pan plus nationaliste et conservateur, la majorité canadienne-française catholique devrait reprendre ses prérogatives face à la place que prennent les minorités religieuses.
« Ensuite, la loi rejoint un mouvement féministe percevant la sécularisation comme ayant été avant tout féministe, du fait de la considération des femmes par l’Église catholique », détaille-t-il. Ce groupe craindrait que la présence des religions dans l’espace public entraîne un retour en arrière. Étant donné que les débats sur la laïcité se focalisent régulièrement sur les musulmanes voilées, un discours défendant l’émancipation de ces femmes a aussi été largement véhiculé.
« La loi sur la laïcité ne répond pas vraiment à un besoin social et causera plus de problèmes qu’il n’y en avait déjà », résume Daniel Weinstock en rappelant que 5,7 % de la population québécoise déclare appartenir à une minorité religieuse (musulmane juive, bouddhiste, hindoue, sikhe, spiritualité autochtone ou autre), selon l’ENM.