Après le Liban et l’Algérie, nous poursuivons notre enquête sur les événements historiques, vécus à distance par les communautés immigrantes du Québec. Cette fois, nous nous rendons au Chili, qui s’apprête à briser les dernières chaînes de la dictature Pinochet, 30 ans après la chute du régime. Première partie.
Au lendemain de la formation d’une assemblée constituante, le Chili se prépare à se détacher complètement de la dictature d’Augusto Pinochet, qui a officiellement pris fin en 1990. Ces changements bousculent jusqu’à la diaspora du Québec. Impliquée dans son pays d’adoption comme au Chili, la communauté forme un pont avec ces transformations sociales.
« El violador eres tú » (« Le violeur, c’est toi »). C’est la phrase-choc de la chanson « Un violeur sur ton chemin » contre les violences sexuelles faites aux femmes. Créée par le collectif féministe LasTesis, elle est chantée jusqu’au Québec et en Europe. Cet hymne est né au Chili, pendant les révoltes massives, festives et violentes qui ont débuté en octobre 2019.
Fatiguée par la corruption, la privatisation extrême et la dépossession de ses terres, la population prend la rue pour exiger la démission du président conservateur Augusto Pinera. Ce que les Chiliens veulent surtout, c’est une nouvelle Constitution, car elle est inchangée depuis sa promulgation en 1980, par la dictature fasciste d’Augusto Pinochet.
Depuis le Québec, la diaspora suit ce soulèvement de près. « C’était l’explosion. Ici, on a adopté la même manière de protester, avec des casseroles. Ç’a rallumé cette flamme de manifester », raconte Gabriel San Martin, un père de famille et professeur d’histoire d’origine chilienne. Guitares, chants, danse, affiches : les manifestations sont rythmées par l’art et la musique. « Le Chili a toujours été considéré comme un pays artistique et culturel », rappelle-t-il.
Soutien historique
Les manifestations et la violence de la répression touchent profondément la communauté chilienne au Québec. Les « éborgnés » sont devenus un triste symbole de la contestation. Au moins 450 personnes ont perdu un œil à cause de tirs des agents de la police ou de l’armée. C’est sans compter la trentaine de morts, les milliers de blessés et les 12 000 arrestations.
À Montréal, les rassemblements sont fréquents devant le consulat de la rue Sherbrooke, ou ailleurs. Avant la pandémie, l’organisation Chili s’est réveillé — Montréal organisait des manifestations toutes les semaines. « Certains étaient là tous les jours devant le consulat après 17 h », raconte Gabriel San Martin.
Ces rassemblements s’intensifient en octobre 2020, alors qu’un référendum se prépare au Chili pour déterminer l’avenir (ou non) d’une nouvelle Constitution. La communauté de Montréal désire y participer et avoir un espace pour voter.
Seulement, à quelques jours du scrutin, le consulat du Chili à Montréal refuse les lieux de vote proposés par la diaspora, en invoquant des raisons sanitaires. « C’est là que j’ai commencé à participer, car c’était historique. On a crié et chanté. Je pense que c’est la pression qui a forcé le consulat », témoigne M. San Martin. Finalement, la communauté réussit à participer à ce référendum dans un centre communautaire.
Quelques mois plus tard, les 15 et 16 mai 2021, la population nomme au Chili une assemblée paritaire chargée d’écrire la future Constitution. Ce sont majoritairement des candidats indépendants, des acteurs, écrivaines, professeurs, travailleuses sociales et avocates. Des résultats matérialisant les revendications populaires.
Mais la diaspora n’a pas pu participer à la nomination de l’Assemblée constituante. C’est à ce moment-ci que l’implication de Gabriel San Martin s’est arrêtée : « Avec l’élection de l’assemblée, que puis-je faire ? Je ne peux que rester spectateur. Je redeviens un citoyen québécois comme les autres. »
Entre sérénité et passion
Gabriel San Martin arrive au Québec en 1995, alors que les Chiliens ont le droit d’entrer au Canada sans visa. Il est de la troisième vague d’immigration après le coup d’État, la première étant celle des exilés du régime de Pinochet et la seconde étant composée de personnes parties pour des raisons politiques ou économiques, comme Gabriel et sa famille.
« J’ai adoré ce changement culturel. Je suis une nouvelle personne, ici. Mon deuxième nom est Mapuche [communauté autochtone d’Amérique du Sud] et j’ai toujours dû le cacher », raconte-t-il. Ici, il est loin des normes chiliennes et de la hiérarchie de classe.
Gabriel San Martin est aujourd’hui professeur d’histoire, passionné par son pays d’adoption. « Quand tu apprends qu’ici, il y a eu une lutte pour les droits des Québécois, tu comprends beaucoup mieux la situation actuelle », réfléchit-il pour exprimer qu’il est essentiel de connaître un pays pour s’y intégrer et « y prendre part ».
S’il essaie de transmettre sa fierté du Québec à ses enfants, ces derniers semblent partagés. « Ils ne se sentent pas Québécois, mais ils n’ont pas non plus l’accent chilien ; ils parlent comme des gringos », rit-il.
Cela n’empêche pas M. San Martin de faire les éloges de son pays natal : « Il y a un certain romantisme autour du Chili. Salvador Allende [l’ancien président] était une légende et la révolte face à la dictature est mondialement connue. »
L’identité par le politique
Pour le député Andrés Fontecilla aussi, le Chili a une certaine aura dans le monde. Il raconte la vague de solidarité suscitée par la présidence de Salavador Allende, puis par le coup d’État.
« Le coup d’État et l’expérience Allende ont suscité une vague de solidarité envers les Chiliens. L’époque socialiste, particulièrement, a eu une résonance avec les mouvements sociaux de l’époque. Au Québec, on regardait l’expérience chilienne, car elle était légendaire et à gauche, il y avait un fort intérêt pour le processus chilien », se remémore le député de Laurier-Dorion pour Québec Solidaire.
Un lien qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui. Le mouvement né en 2019 au Chili est pour lui au diapason de ce qui se passe dans le monde. « Les revendications féministes sont partout, il y a un appui substantiel aux luttes autochtones. Face à cela, la répression violente et excessive fait développer un antagonisme avec la police, comme c’est le cas ailleurs aussi », analyse M. Fontecilla.
Il est arrivé au Québec alors qu’il avait 14 ans. « J’ai vécu la solitude due à l’immigration. J’étais un adolescent très timide. C’est seulement au cégep que je me suis ouvert au Québec », raconte-t-il. Cet éveil coïncide avec son premier retour au Chili. Pour lui comme pour de nombreux autres immigrés, le premier retour au pays d’origine vient avec son lot de réalisations. « J’avais besoin de retourner. J’y suis allé pendant 6 mois. Le contexte économique était très difficile. J’ai surtout constaté que ma place n’était plus là », explique-t-il.
Ce sont le politique et les luttes sociales qui rythment ses identités. Avant d’être député du Québec, Andrés Fontecilla militait pour le Chili. Son groupe et lui ramassaient de l’argent pour l’envoyer aux organismes de défense des droits de la personne du pays. « On apportait de l’aide quand la population en avait besoin. Et on était ensemble, entre Chiliens », raconte-t-il.
Une union qu’il est fier de retrouver dans le soulèvement populaire. Son pays d’origine se transforme et c’est aujourd’hui avec sa voix de député qu’il agit. « On [au Québec] retrouve un regain d’intérêt pour le processus chilien, surtout pour l’assemblée constituante », déclare Andrés Fontecilla en mentionnant l’idée d’un référendum pour l’indépendance au Québec. Pour lui, c’est la communauté chilienne au Québec qui fait le pont et qui doit inspirer.
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