
À 52 ans, elle a vécu bien des vies : écrivaine, chroniqueuse culinaire, avocate, restauratrice, interprète, couturière… Et connu autant d’identités. Née Ly Thanh Kim Thúy en 1968, au Vietnam, réfugiée dans un camp de Malaisie à 10 ans, et enfin accueillie le 28 mars 1978 sur le sol canadien, à Granby au Québec. De son itinéraire hors du commun, Kim Thúy a choisi l’écriture en partage, quand la beauté des mots sauve des maux du monde.
Nous sommes en 2009, Kim Thúy a 41 ans et son premier roman Ru, inspiré de son propre parcours de réfugiée vietnamienne, rencontre un succès foudroyant au Québec et en France. Traduit dans plus de vingt-cinq langues, le livre est couronné de prix littéraires, dont la prestigieuse distinction du Gouverneur général du Canada en 2010.
La route vers la réussite ne s’est pourtant pas tracée toute seule, loin de là.
Le pouvoir de l’accueil
C’est une anecdote que Kim Thúy a souvent racontée, celle de son arrivée au Québec à l’âge de 10 ans. Les gens « comme des géants » qui ouvrent leurs bras pour y serrer la petite fille sale et peu présentable qu’elle était. Émotion et fascination. C’était après la fuite du Vietnam, après la survie en mer avec les boat people, dans la cale d’un navire, après le débarquement dans un camp de réfugiés en Malaisie. C’était il y a 42 ans. « Sans doute que ce souvenir-là doit être imparfait notamment en raison de mon âge et de la barrière de la langue, mais s’il y a une chose dont je suis sûre c’est que nous étions des immigrants pas seulement reçus, mais accueillis », souligne-t-elle radieuse.
L’accueil, c’est son seul choc culturel : « que des gens qu’on ne connaît pas nous prennent dans nos bras alors qu’on est tout galeux ». Mais pour tout le reste, Kim parle « d’apprentissage », car avoir un choc culturel c’est pouvoir comparer deux vies, sauf qu’entre les deux un gouffre a englouti le passé. « Si nous étions arrivés directement du Vietnam, nous aurions sans doute comparé le confort du lit, par nostalgie ou mélancolie. Mais je dirai que la chance qu’on a eue, c’est d’avoir vécu quatre mois dans un camp de réfugiés en Malaisie avec rien. Ça nous a mis sous zéro, alors quand nous sommes arrivés au Canada nous étions juste heureux d’avoir un matelas, c’est ça qui a fait toute la différence ».
Un soutien indéfectible
Elle ne se départit jamais de son sourire, parle souvent de chance là où d’autres poseraient des mots dramatiques. Ce qui a aussi fait la différence dans son histoire de migration, c’est le soutien. « Dès le départ, j’ai été soutenue. J’ai été portée par des gens. J’ai fait mes premiers pas à l’école québécoise dans une classe d’accueil de huit élèves, où on nous enseignait le mot “pomme” avec une pomme à la main, qu’on nous coupait ensuite pour la goûter ! » s’émerveille-t-elle encore.
Le soutien, c’est aussi celui de la communauté vietnamienne. « Au début, c’est un appui, une ressource comme pour beaucoup d’immigrants ou de réfugiés et puis tranquillement ça devient moins important, parce que chacun se construit un réseau ».
Le soutien, c’est enfin la famille. Avec un père philosophe de formation, député, et un grand-père préfet, Kim grandit au Vietnam, avec ses deux frères, dans un milieu d’intellectuels aisés. Il n’empêche, quand la famille arrive ici, ils ne possèdent plus rien. Le père livre des pizzas, la mère fait le ménage, et Kim devient réceptionniste, serveuse, traductrice pour payer ses études de droit. 40 ans plus tard, leur réussite est totale, parce qu’elle est commune. Dans la recette du succès, pas de magie, beaucoup de travail et notamment une valeur importante de la culture vietnamienne : « se soutenir pour avancer, tout le monde ensemble ». C’est ce qu’elle souhaite transmettre à son fils aîné. « Il faut prendre soin de tous ceux qu’on rencontre, car chacun nous apporte quelque chose. On ne vit pas tout seul. » En même temps qu’elle parle, elle s’interroge « Mais est-ce purement Vietnamien ? Parce que j’ai quand même été élevée par la société québécoise avec son empathie ! Tout se mêle, c’est ça qui est enrichi. »
Une identité culturelle multiple
Il n’y a pas que les idées qui se mêlent chez Kim Thúy, les identités font de même. Canadienne, néo-Québécoise, Québécoise d’origine vietnamienne… Comment se définit-elle ? « Je suis tout ça ! Je suis comme une plante hydroponique, je suis bien n’importe où, je m’enracine partout… ». Il y a peu, un journaliste français la corrige en lui disant qu’une identité n’est pas géographique, comme elle voulait le croire, mais que l’identité d’une personne c’est son identité culturelle. Une révélation. « C’est vrai que je me sens aussi québécoise que vietnamienne. Si je suis en train de manger du poulet et que je me bats pour des morceaux de cartilage et d’os, en détestant la poitrine, je suis une Vietnamienne à 100 %, mais quand je parle de mes amours à mes parents je suis 100 % québécoise », confie-t-elle dans un grand éclat de rire. Lancée sur le thème culinaire, Kim évoque le mille-feuille en parlant de sa grand-mère, « quelqu’un qui a connu tellement de couches d’histoires ». Elle aussi est un mille-feuille, dans son parcours comme en écriture. Ru, À toi, Mãn, Vi, Le poisson et l’oiseau, Em, toutes les histoires qu’elle raconte mêlent subtilement des réflexions qui agitent l’immigrant : l’exil, le déracinement, la double identité, la différence, les origines, mais aussi les odeurs, la cuisine…
Dans Le secret des Vietnamiennes, entre recettes et confidences, elle explique combien la cuisine vietnamienne est un moyen pour manifester son attention ou son affection pour quelqu’un. « Si je vois une amie triste, je ne vais pas lui demander pourquoi. Je ne sais pas non plus dire des “je t’aime” ou “tu me manques”. Je vais me demander comment faire pour rendre la personne heureuse, et c’est toujours la nourriture qui vient en premier », raconte cette cuisinière hors pair.
Une responsabilité médiatique
Elle n’est peut-être pas capable de dire des mots d’amour, mais parler d’amour, comme une issue à la différence, au racisme sous-jacent, à la peur de l’inconnu, elle y tient plus que tout. « Aujourd’hui, il y a une injustice dans la façon dont on présente les immigrants actuels. Les médias sont plus attirés par les erreurs, le crime, l’horreur parce que ça fait vendre et qu’il est plus facile de détester que d’aimer. Mais quand on a de l’influence, qu’on est leader ou qu’on a un pouvoir, on doit entraîner les gens à se tourner vers la beauté, les histoires de réussite, la reconnaissance ». Soulignant combien la communauté vietnamienne, silencieuse, besogneuse, a toujours bénéficié d’un traitement de faveur par les médias, Kim Thúy se veut « grande gueule » pour que les autres aient droit aux mêmes égards. « Quand monsieur Trudeau a dit que le Canada allait recevoir 25 000 réfugiés syriens, il y a eu de nombreux commentaires négatifs du type “on va être envahis”, j’ai juste mis un petit post en disant “vous savez que vous avez reçu 60 000 réfugiés vietnamiens en deux ans…”.
Elle est bien placée pour savoir combien les Canadiens sont capables de générosité. “Il faut juste continuer à faire l’effort”, celui d’ouvrir les bras et les cœurs. Un geste qu’elle-même a reçu, alors qu’elle ne se voyait aucun potentiel et n’imaginait pas “le genre de contribution que nous allions pouvoir donner à notre société d’adoption”. Le 16 juin 2015, Kim Thúy a reçu la plus haute distinction décernée par le gouvernement québécois : l’Ordre national du Québec, au grade de chevalière. Quels que soient les honneurs, sa modestie et sa gentillesse sont unanimes dans le milieu littéraire. Son secret à elle tient en deux mots. La beauté et l’amour.
***
Dernière parution : Em, Kim Thúy, Libre Expression, 152 pages, 24,95 $ CAN, novembre 2020.
Crédit image de couverture : Carl Lessard, 2020