
Mauricio Segura est un homme aux multiples visages : romancier, journaliste, scénariste, essayiste… C’est aussi un exilé, arrivé au Québec à l’âge de 5 ans avec sa famille pour fuir la dictature chilienne. De toutes ses identités, il a fait œuvre d’écriture. La question du vivre-ensemble, c’est le combat de sa vie.
« Qui est d’accord avec Camilo ? Je veux dire, qui ne se sent pas québécois ?
Près de la moitié de la classe leva la main. » La scène se passe au secondaire 5, à Montréal. Fictive, elle est extraite de Viral, le dernier roman de Mauricio Segura. Réelle, elle est directement inspirée du vécu de l’auteur.
Un quartier d’enracinement
Quand il cueille à fleur de mémoire ses premiers souvenirs canadiens, Mauricio Segura parle de l’incendie des couleurs d’automne et de l’hôtel Queen’s, aujourd’hui disparu, près de la gare Windsor à Montréal. « Tous les exilés chiliens, en majorité issus de la diaspora, avaient été placés là en attendant de trouver par leurs propres moyens un logement, un emploi… Ça parlait constamment politique, moi je suivais tout ça du haut de mes 5 ans, j’étais fasciné », se remémore l’écrivain.
Passées deux ou trois semaines, la boussole familiale s’oriente vers un autre port d’attache, celui qu’il n’oubliera jamais, le quartier de Côte-des-Neiges. « Mon enracinement au Québec, c’est à travers ce quartier », confie-t-il. Les loyers sont peu chers et la communauté chilienne y est importante. « C’est souvent comme ça, constate-t-il, surtout quand il s’agit d’une immigration forcée, l’immigrant veut retrouver des repères de son pays natal et s’appuie sur sa communauté ».
Quartier de l’enfance, de l’adolescence, jusqu’au début de l’âge adulte, quartier de cœur qui s’imprime sur du papier, Côtes-des-neiges est le lieu de l’action, celui de son roman Côte-des-Nègres (1998) comme celui de Viral, publié 22 ans plus tard. « Dans les années 80, c’était le quartier le plus multiethnique au Canada », souligne l’auteur. Au Guinness de la diversité, Côte-des-Neiges s’est depuis fait détrôner, mais la fascination de l’écrivain reste intacte. « Il y a quand même une centaine de langues différentes qui sont encore parlées dans ce quartier, je suis toujours impressionné par tous ces visages quand je me rends dans les écoles, c’est les Nations Unies ! ».
Mauricio Segura a quitté le quartier depuis un moment, mais il en tâte toujours le pouls, comme on se soucie d’un être cher. Il a ses sources pour le renseigner sur les ragots, les histoires de magouilles. Les racines pour un écrivain, c’est de la matière. Celles de Mauricio lui ont donné une vocation.
Naissance d’un écrivain
Après avoir fréquenté l’école primaire Saint-Pascal-Baylon, le jeune garçon aux résultats brillants décroche une bourse et traverse un fossé social et économique. Son secondaire, il l’accomplit au très sélectif collège Jean-de-Brébeuf. « C’est là que des problèmes de forme identitaire ont commencé », confie-t-il, au cœur de cette élite très québécoise, très bourgeoise. Il y croise Justin Trudeau, comme toute sorte d’autres fils de célébrités dont les parents passent à la télévision. « Quand il y avait des semaines de relâche, eux allaient faire du ski en Suisse ou à Banff, alors que moi je retournais à Côte-des-Neiges. Tous ces écarts de classe sociale ont été marquants pour moi et m’ont amené à des questionnements existentiels : “que faire de mes origines latino-américaines” ? Devais-je me considérer comme un Canadien, un Québécois, ou uniquement un Montréalais ? ». Pour y répondre, il écrit. Une vocation née d’un point d’interrogation, celle de l’identité.
Des identités multiples
Aujourd’hui, Mauricio Segura est en paix avec la question identitaire, il a fini par accepter toutes les couches et les identités multiples qui l’ont façonné. Il se reconnaît parfois dans l’image de ses propres personnages de « vieux immigrants », et d’autres fois pas du tout. Ambivalence d’un nom latino-américain que vient contredire son parler québécois sans trace d’accent. « Après 46 ans passés ici, au Québec, c’est difficile de se dire encore immigrant. Mais le regard que nous renvoient les autres peut être perçu comme une prison, parce qu’on nous identifie à certains stéréotypes. Par exemple, parce que je suis latino-américain, je suis nécessairement amateur de salsa… »
Pour ses trois enfants, la question ne se pose même pas, ils sont québécois, c’est leur sol de naissance. Seul l’espagnol, qu’ils parlent couramment, les ramène à la terre paternelle ; la nourriture aussi, et le foot parfois, « quand le Chili a de bons résultats » s’amuse leur père. Lui s’émeut désormais du fait français. « Je suis devenu un francophone et c’est quelque chose qui me touche, tout ce combat qui a été mené ». Mais il s’empresse de citer aussi l’importance de la minorité anglophone, tout comme celle de la nation des 11 peuples originaires des Premières Nations. Chez Mauricio Segura, la diversité n’est jamais éparse, elle fait l’union.
Transmettre le vivre-ensemble
Depuis plus de 22 ans, l’écrivain intervient dans les établissements scolaires sur la thématique du vivre-ensemble, « c’est le combat de ma vie », témoigne-t-il. Un défi lié notamment à son roman Côte-des-Nègres, inscrit au programme du secondaire. Inlassablement, il aborde la question identitaire, le racisme, la discrimination. Depuis peu, il doit aussi justifier le titre de son roman publié en 1998, donner la charge historique et polysémique du mot en « n ». « Je n’ai pas inventé cette appellation, rappelle-t-il, elle avait cours et désignait alors l’autre, l’immigrant dans son sens général. Je l’ai justement choisie parce qu’elle reflétait bien le malaise existant ». Attaché au roman social et réaliste, à l’image de son écriture, Mauricio Segura cite Bonheur d’occasion, de Gabrielle Roy, parmi ses romans préférés, « on comprend tout dans ces romans-là, ça construit le réel ».
En matière de réel, gageons que le roman Viral de Mauricio Segura viendra s’ajouter aux pistes de réflexion identitaires des chères têtes blondes, brunes, noires, caramel et bien d’autres de ce Québec multiple, cher à son cœur.
Côte-des-Nègres, et Viral, de Mauricio Segura, aux éditions Boréal, collection Boréal Compact.