
En venant au Québec pour poursuivre des études en biologie médicale et épidémiologie clinique, Muriel savait qu’elle allait sortir de sa zone de confort. Mais pour cette immigrante originaire du Bénin, il n’était pas question de renoncer. Les obstacles, c’est son carburant. Un combustible qui n’a pas manqué tout au long de la route de cette maman solo, désignée en 2020 au Québec comme l’une des « 100 entrepreneures qui changent le monde ».
« C’est par la découverte d’un coin en Amérique du Nord où l’on parle français que l’aventure a commencé », témoigne Muriel. La réalité se poursuit le 10 janvier 2000, par -24 °C, avec de la neige à mi-mollet, Muriel se souvient particulièrement de son arrivée au Québec. À 19 ans, cette Béninoise qui a toujours baigné dans la culture française vient suivre à Trois-Rivières un BAC en biologie médicale, un programme qui ne commence qu’en plein hiver. « Ça m’a pris 6 mois pour que mes oreilles s’habituent au parler québécois, d’autant plus en Mauricie — et autant de temps pour réaliser que je ne pouvais pas sortir de chez moi si je ne validais pas avant la température extérieure », se souvient-elle amusée.
6 mois, ça peut paraître long, mais ce n’est rien à côté des batailles à mener pour s’affranchir des étiquettes. Muriel vit au Québec depuis 21 ans et elle n’a pas fini de se faire appeler « grande gueule » pour lutter contre les préjugés.
Combattre le racisme systémique
Trouver un emploi étudiant, un stage, une formation… Tout au long de ses années d’études, Muriel se heurte régulièrement à la même barrière pernicieuse. « La priorité revenait toujours à une personne née ici et non à une immigrante comme moi, venant du continent africain avec tous les stigmates associés », déplore-t-elle. Une situation qui motive, entre autres, son départ de Trois-Rivières pour Montréal en 2004, son diplôme en poche, sa résidence permanente et Lorenzo, son fils nouvellement né. Dans la métropole, elle poursuit une maîtrise en épidémiologie clinique, travaille comme agente de recherche, puis conseillère à la qualité et conseillère en gestion de risques. Le parcours semble idyllique, mais le racisme systémique ne connaît pas de frontières, même à Montréal. Dans l’un de ses emplois, certaines personnes se bouchent le nez quand elle entre dans une pièce, les ressources humaines lui rétorquent qu’elle n’a « aucun droit ici ». À la garderie de son fils, une éducatrice, avisée de sa situation de mère monoparentale, lui prédit même que Lorenzo « va finir dans un gang de rue ».
Chaque fois, elle ne laisse pas dire, réagit pour éveiller les consciences et changer les esprits. « Moi, je ne suis pas celle qui encaisse et se tait par peur. Je pense à tous ceux qui n’oseront pas se plaindre ». L’idée de repartir dans son pays d’origine lui traverse plusieurs fois l’esprit, elle se raisonne, « pour ne pas faciliter la tâche à la persécution ».
« C’est là que j’ai compris que, dans cette société, quand tu es immigrant, il faut faire la politique des 3 singes : ne rien entendre des réflexions qu’on te dit, ne rien voir de ce qui peut te choquer et t’amener à prendre des décisions négatives, et ne rien dire, attendre de trouver le bon moment pour parler », confie-t-elle. Sa revanche, c’est l’action. De l’immigration nait son tempérament de battante. Petit à petit, Muriel transforme tous les obstacles sur sa route en carburant.
Femme immigrante et entrepreneure, le goût des défis
En 2015, Muriel donne naissance à un bébé d’une autre nature, son entreprise Simkha, « joie de vivre » en hébreu, proposant des produits de beauté naturels et véganes à partir de beurre de mangue, de karité et de cacao. Subtilisant le livre de recettes traditionnelles de sa mère, biologiste naturelle au Bénin, elle les enrichit de son bagage scientifique. Après avoir traité les problèmes de « peau de crocodile » de Lorenzo, elle commence à faire des crèmes pour les amis et créée l’engouement. Elle prend le pari de se lancer. Simkha est le lien tissé entre ses racines béninoises et le Canada. Nouvel obstacle, elle doit se battre encore en tant que femme immigrante et entrepreneure pour aller chercher subventions et financements. À ceux qui ne croient pas au projet elle rétorque « je vais vous prouver que je vais réussir, c’est ce que je fais depuis 20 ans, il n’y a rien qui va m’arrêter. Mais quand ça va se réaliser, ne venez pas vous plaindre de ne pas être dans l’entreprise, car je vous dirai non ». Il faut oser. Elle confirme, « il est temps de commencer à parler comme ça, de s’affirmer, ce n’est pas parce qu’on est immigrant qu’on n’a pas de personnalité ». Femme de tête, Muriel confie néanmoins que l’obtention de sa citoyenneté canadienne, en 2006, a été un soulagement pour arrêter de justifier sa raison d’être ici.
Après 21 ans, elle peut s’appuyer sur la force d’un réseau solide, les amis des années étudiantes, ceux des nombreux bénévolats qu’elle a effectués, les natifs d’ici à qui elle s’est imposée. « J’y suis allée en leur disant : je sais que vous ne voulez pas avoir d’amis immigrants, mais moi je veux être votre amie, je ne demande pas votre avis. Acceptez-moi d’abord et puis après vous verrez ». Elle sourit, « On est toujours amis, ça fait 10 ans maintenant ». Sa persévérance a toujours payé, son refus des étiquettes aussi.
La fierté d’une multiculturalité
Très tôt, Muriel apprend aussi à son fils à ne pas laisser la société le définir, le mettre dans une boîte ou le ramener à sa couleur. Réfutant l’expression « néo-québécoise » qui lui semble impliquer de devoir se réinventer alors qu’elle est « la même personne, mais dans une société nouvelle », elle s’identifie comme « une Canadienne, d’origine béninoise, qui vit dans la culture québécoise ». Elle aimerait pouvoir débarrasser le mot « immigrant » de ses oripeaux. « J’aime ce mot, pour moi il n’est pas péjoratif. Être immigrant, c’est enrichir une société d’accueil dans laquelle nous avons décidé de vivre et que nous aimons ».
Depuis ses deux ans et demi, Lorenzo se définit quant à lui comme un « Canadien de Montréal ». Aujourd’hui, à 17 ans, il étudie à Jean-Eudes, a décroché le prix de l’athlète de l’année et aimerait faire de la neurochirurgie — assez loin de la prophétie de « gang de rue » qu’on lui prédisait. La « mère monoparentale d’origine africaine » qu’on accablait a eu sa revanche.
Au palmarès du succès, elle a aussi remporté une bataille de plus. En 2020, Muriel a été désignée parmi les 100 femmes entrepreneures du Québec qui changent le monde, à l’occasion d’une campagne initiée par Femmessor.