
Engagée dans l’insertion socioprofessionnelle des femmes immigrantes, Nahid Aboumansour a trouvé sa voie en aidant les autres à trouver la leur. Un parcours couronné de succès, mais bien différent de ce que s’était imaginé cette ancienne architecte d’origine libanaise, installée au Québec depuis 1989.
Nahid Aboumansour n’est pas très grande, mais ce qu’elle a bâti est immense. Son épicentre se situe au 7595 du Boulevard Saint-Laurent, siège de son entreprise d’insertion professionnelle « Petites-Mains ». C’est sa deuxième maison, et elle la partage avec beaucoup de personnes, 25 employés permanents et des milliers de femmes, la plupart immigrantes, passées entre ces murs pour échanger, sortir de l’isolement, apprendre un métier, intégrer le marché du travail.
Cela fait 25 ans que Nahid y consacre sa vie : « le point le plus important pour moi, c’est l’intégration des personnes à la société québécoise et l’intégration vient avec un emploi », nous confie-t-elle.
S’intégrer, c’était aussi son idée fixe lorsqu’elle est arrivée au Québec il y a 30 ans, laissant derrière elle le Liban. Elle a alors 34 ans, 3 enfants en bas âge (un quatrième naîtra un peu plus tard sur le sol québécois). Là-bas, avant la guerre, elle était architecte, possédait son propre cabinet, enseignait à l’université de Beyrouth et jouissait d’une vie confortable. Ici, il lui faut tout reconstruire et imaginer un autre futur, son diplôme d’architecte n’étant pas reconnu. Mais le découragement n’est pas de mise.
« À mon arrivée, je ne parlais même pas un mot de français, alors j’ai commencé par aller à l’école. Mon professeur nous disait“Je vais vous apprendre 20 % de la langue française. Les 80 % restants, c’est à vous de pratiquer”, je n’ai jamais oublié la leçon. »
Pour améliorer son français, elle se rapproche du Centre de femmes proche de chez elle, à Ahuntsic-Cartierville. On lui propose de rencontrer des femmes québécoises isolées, souffrant de dépression. « Je préparais un café, j’apportais des biscuits, j’améliorais mon français tout en brisant leur solitude, j’ai continué ce bénévolat parallèlement à mes cours de français ».
Sans le savoir encore, Nahid Aboumansour avait trouvé la pierre fondatrice de sa nouvelle vie : sa propre intégration passerait par celle des autres.
Une bâtisseuse de vies
Il arrive que se produise la rencontre, celle qui bouleverse le cours d’une existence. Dans la vie de Nahid Aboumansour, cette rencontre a un nom : Sœur Denise Arsenault, qui deviendra la co-fondatrice des Petites-Mains.
Nahid Aboumansour et Soeur Denise Arsenault – Crédit photo : Armelle Pieroni-Christin
« Je venais de répondre à l’annonce d’un organisme de Côte-des-Neiges, qui recherchait une bénévole. Sœur Denise m’a proposé de visiter des familles d’immigrants qui bénéficiaient de dons alimentaires ». À chaque visite, le même discours, la même détresse, le même constat : l’absence d’emploi.
« Tous ces gens n’étaient pas venus ici pour quêter de la nourriture, ils étaient là pour avoir un meilleur avenir et en offrir un à leurs enfants. » Avec l’aide de Sœur Denise, 79 ans à l’époque, Nahid cherche une solution pour leur venir en aide, sur le long terme. Elles rencontrent ces femmes immigrantes et les associent pour réfléchir à un projet d’insertion leur permettant de retrouver leur dignité et participer activement à la société québécoise. « Ce sont elles qui ont choisi la couture, et même le nom de l’organisme ! ». Un peu plus d’un an après, en 1995, les Petites-mains étaient nées et enregistrées comme organisme à but non lucratif (OBNL). En 2002, l’OBNL était reconnu comme entreprise d’insertion. « On a commencé dans le sous-sol d’une autre organisation », se souvient Nahid dans un sourire. Après 1 an de fonctionnement, un professeur bénévole donne des cours de couture. Au bout de 6 mois, l’association parvient à placer 4 femmes dans une manufacture. 3 ans après ses débuts, le projet de l’association est retenu pour un fonds de lutte contre la pauvreté, une aide gouvernementale de 100 000 dollars lui est accordée, c’est le temps de l’expansion.
« J’étais en train d’aider les autres et c’est ainsi que j’ai trouvé ma place ; littéralement, mon emploi. » C’est ainsi que, de bâtisseuse de pierres, Nahid Aboumansour est devenue bâtisseuse de vies.
Le sens de la famille et le goût de la liberté
Trente ans après son installation à Montréal, c’est comme « Canadienne d’origine Libanaise » qu’elle se définit. « Ma part d’identité québécoise, c’est celle liée à la liberté des femmes et à la démocratie. La liberté d’une femme vient avec son emploi. Une femme épanouie par son travail, c’est une mère et une famille épanouies ». Dans son regard plein de détermination, il y a aussi beaucoup de bienveillance ; la famille, pour elle, c’est sacré. « De ma culture libanaise, la chose la plus importante que j’ai essayée de garder et transmettre à mes enfants, c’est l’unité familiale. Chacun ne vit pas pour soi, et le temps du dîner se passe ensemble ». La cuisine, c’est ce qui la ramène au Liban de ses origines. « Une chance, il y a tellement d’épiceries libanaises à Montréal ! »
Il n’empêche, parfois passe un voile dans son regard bien ancré. « Ce qui me manque le plus, c’est la mer… L’odeur de l’eau salée, on s’asseyait au bord de la mer, on prenait une bière… »
Revenir au Liban, elle n’y pense même pas. Elle a attendu 11 ans avant d’effectuer un premier retour. « Pour moi, le Liban, c’est fini, j’ai coupé. Bien sûr, je ne peux pas couper mes liens avec tous mes souvenirs et ma culture, mais je sais que je ne pourrai pas retourner y vivre, la situation n’est pas bonne ».
L’immigration en question
De son processus d’immigration, Nahid raconte qu’il l’a obligée à voir plus loin que ce qu’elle pensait, à aller chercher au fond d’elle des ressources inattendues. De pierre, elle devenue roc. Quand elle se retourne sur le chemin parcouru, il y a beaucoup de fierté, bien sûr, mais aussi une déception. « En 2019, je vois encore beaucoup de personnes avec des diplômes universitaires, des ingénieurs, des médecins, des personnes de tous les horizons sélectionnés comme travailleurs qualifiés, qui arrivent ici et ne trouvent pas d’emploi dans leur domaine. Il faut investir pour que les choses changent, car le Canada a besoin de ces diplômés ! ». Il y a aussi la question des mentalités. Elle connaît bien la problématique quand, depuis 25 ans, Petites-Mains s’efforce de sensibiliser les employeurs aux différences culturelles pour faire le lien entre les entreprises et la main-d’œuvre issue de l’immigration. « Il y a encore de trop nombreuses compagnies qui ont des besoins et de l’autre côté des gens qualifiés, mais aux noms ou à l’accent jugés bizarres et qui ne trouvent pas d’emploi ». Pour elle, à 65 ans, le combat continue.
Dans son discret bureau, au dernier étage des 2 700 mètres carrés de son organisation, au milieu des nombreuses médailles et distinctions qui l’honorent (dont l’insigne de Chevalière de l’Ordre national du Québec) trône une photo, celle de Nahid Aboumansour et de Sœur Denise Arsenault. Deux petites mains qui, il y a 25 ans, ont commencé dans un sous-sol à ériger une bâtisse d’où prennent aujourd’hui leur envol des milliers de femmes dans la société québécoise.
Crédit photo de couverture : Virginie Gosselin