Il y a quelque chose de beau, rassurant, excitant à vivre une expérience d’immigration à deux. L’aventure ultime, celle d’un couple qui transcende le moi. Un sentiment de privilège et de plénitude avant le départ qui peut rapidement être confronté à la réalité d’une expérience qui demeure très individuelle avant que se dessine enfin un projet commun.
Lorsqu’on parle des différentes phases de l’immigration au Québec, on évoque une période de lune de miel qui accompagne l’arrivée dans un univers nouveau où tout est à découvrir et où tout est possible. Mais si cette fameuse courbe d’adaptation, qui oscille entre satisfaction et déception, correspond assez justement au cheminement de l’individu, peut-on pour autant l’appliquer au couple ? Doit-on seulement parler de couple, lorsque ses membres se trouvent bien souvent réduits à deux individus qui partent ensemble dans une quête identitaire dont on prend si rarement la mesure avant son arrivée ?
Fusion / fission
À défaut de lune de miel, il arrive souvent que le couple se resserre à son arrivée. Une sensation de bien-être de l’individu qui sait pouvoir compter sur le conjoint, à défaut de pouvoir se tourner vers quiconque d’autre. Une période fusionnelle à double tranchant, comme le souligne Carolyne Jannard, thérapeute en relation d’aide et spécialiste des problématiques liées à l’immigration. « Le couple n’a pas le choix que se retrouver et faire équipe », nous explique-t-elle, « mais l’immigration met en lumière des irritants que l’on ne voyait pas auparavant chez l’autre ». Des problématiques nouvelles qui se trouvent d’autant exacerbées qu’elles apparaissent dans les contextes inédits auxquels chaque membre du couple est déjà confronté au quotidien. Carolyne Jannard parle de « bulles » qui peuvent isoler les individus au sein du couple.
Parmi les grandes causes d’isolement de l’individu dans son couple, la perte de ses repères identitaires, qui naissent lorsqu’on ne se sent pas reconnu pour qui l’on est, ni pour ce que l’on est / était dans son pays d’origine. La thérapeute nous donne l’exemple d’une comédienne et humoriste française qui s’est trouvée à vendre des chocolats à Montréal. « La perte de sa place dans la société, de ce qui faisait sa valeur, a entraîné son effondrement au sein de son couple. Une incapacité à se reconnaître, à reconnaître l’autre et par conséquent à apprécier et recevoir son amour », nous explique-t-elle.
Équilibre / instabilité
Ainsi, l’enjeu du couple est d’abord celui de chaque individu : celui d’être capable de se redéfinir, de se réinventer et surtout de s’accepter face à la différence. Une démarche plus simple à affronter quand les deux membres du couple traversent ensemble les mêmes étapes d’un changement identitaire. C’est l’histoire de Carine et Blaise, arrivés au Québec en 2015 avec pour seul projet celui de « faire autre chose ». Aucune attente sinon changer de carrières. « Les tensions du début ont pesé lourd sur notre couple car nous ne savions pas ce que nous voulions faire, l’un comme l’autre ; la sensation de passer d’une vie bien rangée à un couple à la dérive », avoue Blaise. « Mais tout s’est arrangé dès lors que Carine et moi avons trouvé nos réponses et sommes allés de l’avant dans nos projets respectifs ».
Si des tensions peuvent naître dans le couple lorsque chacun est au même stade de son immigration, on imagine en quoi certaines situations peuvent devenir hors de contrôle, dès lors qu’un déséquilibre existe entre les conjoints : différence de statuts d’immigration, de visa, de permis ; différence d’intégration sociale, capacité à trouver un travail ou non ; différence quant à la gestion de l’éloignement avec la famille et les proches restés au pays, sur la façon dont on se projette dans son pays d’accueil… Tout décalage au sein du couple peut être source de conflits. Il est difficile de connaître les chiffres des divorces au pays, alors que Statistique Canada elle-même a décidé, en 2008, de cesser de compiler les données relatives aux mariages et aux divorces. En 2006, le Québec se distinguait par le plus fort taux de séparation au sein des unions libres. Dans un pays où moins d’une personne sur trois se marie, on peut s’interroger sur la signification d’un tel chiffre.
L’épanouissement individuel en préalable à l’épanouissement du couple : rien de nouveau, a priori. Cependant, cet épanouissement n’est pas vécu de la même manière selon que l’on soit une femme ou un homme – mais aussi selon ses origines.
Homme / femme
Comme l’explique Carolyne Jannard, « l’un des grands enjeux des couples originaires de pays musulmans, notamment, réside dans la découverte des libertés dont jouissent les femmes au Québec. Or, à mesure que les femmes se découvrent des ailes et revendiquent des libertés, les hommes perdent le sens de leur rôle au sein du couple ». Les pertes d’autorité et de repères sont telles qu’elles peuvent dans certains cas mener à la violence, comme une sorte de soupape au drame vécu par certains qui ne savent plus ce que signifie être un bon chef de famille ; comme un feu attisé par le spectre de la séparation, source à elle seule de tant de maux dans certaines communautés. Michèle Vatz Laaroussi, professeure à l’Université de Sherbrooke, le soulignait récemment dans une entrevue pour la revue de recherche de Migration et ethnicité dans les interventions en santé et en services sociaux (METISS). On compte un certain nombre d’accords bilatéraux, qui visent à harmoniser le cadre légal de la séparation. Un tel accord existe, par exemple, entre le Québec et la France. Mais ces accords demeurent une exception et bien peu de mesures existent entre le Québec et la plupart des pays d’où sont originaires ses immigrants. Quel peut être l’impact, sur un couple, lorsque la demande de divorce présentée au Québec n’entraîne aucune séparation légale dans le pays d’origine ? D’un divorce religieux sans conséquences au civil ? La professeure évoque ainsi la nécessité de « mises à niveau » juridiques dans la gestion de la séparation des couples transnationaux.
Quoi qu’il en soit, le « syndrome de l’homme négligé », mal compris car cantonné pour l’essentiel aux milieux communautaires, met en lumière les différences qui peuvent exister entre hommes et femmes dans la façon dont ils vivent leur intégration. « On remarque que la non-reconnaissance sociale est beaucoup plus dure à vivre pour les hommes que pour les femmes », note Carolyne Jannard. « Alors que les femmes sont plus flexibles sur leurs désirs professionnels, les hommes n’assument pas de n’être pas reconnus à la hauteur de leurs attentes ». Un facteur qui va jouer pour certains sur l’accès à l’emploi et donc sur leur capacité à subvenir aux besoins d’un foyer dont l’indépendance financière incombera, de facto, à la femme.
Bien au-delà des éternels conflits entre les sexes, cela contribue à créer des situations lourdes de conséquences sur le couple autant que sur la famille : celle qu’on a laissée au pays de même que celle que l’on construit dans sa terre d’accueil.
Tradition / appartenance
Les conjoints qui se trouvent être également parents sont confrontés à d’autres sources de tension liées à l’éducation des enfants. L’enfant d’immigrants sera souvent pris entre la culture de ses parents, que ces derniers lui transmettent, consciemment ou non, et la culture du lieu où il vit, qui lui est nécessaire à la création de ses repères, à son assimilation et à son sentiment d’appartenance. « Pour l’enfant, le tiraillement entre satisfaire les attentes de ses parents et porter son rêve de Québec peut être un enfer », interpelle Carolyne Jannard.
La difficulté de vivre entre deux cultures nous a été récemment rappelé dans un documentaire poignant de Raymonde Provencher, Déchirements. On y découvre l’ampleur du phénomène des mariages forcés au Québec, l’emprise des traditions qui anime bon nombre de communautés immigrantes et les conséquences terribles pour les femmes qui prennent le parti de fuir des traditions qui ne sont pas ou plus les leurs en tant que Québécoises. « Vivre à la Québécoise », un concept parfois incompatible avec celui de l’honneur défendu par certains parents. « Les tensions peuvent être très vives au sein du couple, entre une mère souvent centrée sur l’enfant et le père plus enclin au respect des traditions », explique Carolyne Jannard.
Nul n’a idée des enjeux qui entourent un projet d’immigration : ni la famille spectatrice restée au pays, avec qui on entretient des rapports nécessairement faussés par la distance, dans une tentative de préserver les uns et les autres ; ni les candidats au départ, qu’ils soient seuls ou en couple. « Immigrer, c’est se lancer dans l’inconnu. Cela touche toutes les dimensions de l’être : le rapport au moi, à l’autre, les valeurs, ce qui est juste ou non… », rappelle la thérapeute. « C’est un processus long, qui requiert une capacité énorme d’adaptation, une force insoupçonnée. Un immigrant est un héros », conclut-elle.
Si l’immigrant est un héros, que peut bien être un couple d’immigrants ? Un joyau à nouveau brut, qu’il s’agit de retailler avec patience, passion, détermination. Un joyau plus volatile que jamais et pour lequel il faut être prêt à se battre comme au premier jour. L’immigration n’est pas un simple voyage en amoureux. Elle est une odyssée.