
C’est le cœur lourd que Carine Loutfi s’apprête à s’envoler du Liban pour rentrer à Montréal. Cela faisait trois mois qu’elle était dans son pays d’origine, « le plus long séjour » qu’elle a jamais passé depuis son émigration. « Je suis arrivée le 18 août 2024. Tout le monde me disait de ne pas venir, mais je ne pouvais pas ne pas rentrer », explique la psychologue clinicienne canado-libanaise. Malgré la guerre entre le Hezbollah et l’État d’Israël, elle voulait voir son pays et ses proches. « Être loin est difficile. Cela va au-delà de la culpabilité, c’est un déchirement », partage-t-elle depuis Tripoli, sa ville d’origine.
Si la guerre détruit le Liban-Sud à la frontière israélienne depuis un an, elle s’est étendue à tout le territoire depuis le 17 septembre et l’escalade du conflit. Depuis, les bombardements de l’État hébreu se sont multipliés, faisant plus de 3 103 tués et 13 856 blessés selon les chiffres du ministère libanais de la Santé. Depuis, les drones survolent Beyrouth quotidiennement, les avions qui passent le mur du son sont récurrents et plus de 1,2 million de personnes ont été contraintes de fuir leur foyer et leur région pour échapper à la mort.
Quand cette escalade sanglante a commencé, tous les proches de Carine Loutfi voulaient qu’elle parte. « Je voulais rester et voir comment j’allais aider », explique la psychologue. À son échelle, elle a aidé ses amis déplacés à recevoir des donations ou trouver un logement libre et a pu fournir du soutien psychologique. « Des amis originaires du sud ont vu leur maison détruite, puis celle de la banlieue sud », regrette-t-elle.
Soutenir tant bien que mal à distance
C’est aussi le cas de la famille de Layla [le prénom a été changé pour garantir l’anonymat, ndlr], une Canado-Libanaise installée à Montréal. Originaire d’une ville frontalière qu’elle préfère ne pas nommer, sa famille a dû d’abord quitter sa maison au début de la guerre pour en louer une autre un peu plus au nord, avant de devoir de nouveau s’enfuir pour la banlieue sud de Beyrouth.
Après le 17 septembre 2024 et l’explosion des bipeurs, tout s’est accéléré et ont survenu l’explosion simultanée d’appareils électroniques de membres du Hezbollah, l’intensification des bombardements, l’assassinat du chef du Hezbollah, etc. Rapidement, ce sont plus d’un million de personnes qui sont contraintes de fuir leur foyer et leur région pour échapper aux bombes. La plupart ont pris la route dès le lundi suivant, le 23 septembre, inondant l’unique autoroute reliant le sud à Beyrouth. Les embouteillages étaient tels qu’un trajet d’une heure pouvait prendre la journée.
La famille de Layla s’est retrouvée au milieu de ce chaos routier. « Il n’y avait pas de toilettes, les gens dormaient sur la plage, les restaurants distribuaient des sandwichs aux gens. Une femme a même accouché au bord de la route ! Ils entendaient les avions au-dessus de leur tête et les bombes exploser à côté », partage-t-elle à propos du calvaire que les membres de sa famille ont vécu ce jour-là.
Layla raconte qu’elle tentait tant bien que mal de soutenir sa famille sur la route à distance. « On ne pouvait faire que cela. J’essayais de les faire rire avec des blagues et d’être présente. Mais ils étaient épuisés et conduisaient une voiture débordant d’affaires avec les enfants qui ont mal supporté le trajet », poursuit-elle.
Depuis, la banlieue sud a subi les bombes et la majorité de la population est partie. « Je me suis rendue avec eux dans ce quartier de Beyrouth et c’est une ville fantôme, il n’y a personne, alors que c’était un lieu où la vie était partout », partage avec horreur Carine Loutfi.
« Je suis clouée sur mon téléphone »
De son côté, Julie n’a pas les mots pour décrire son état psychologique. « Je suis enragée, je suis triste. On ne peut pas décrire ce sentiment que l’on a », partage la jeune femme qui est arrivée au Canada en octobre 2023. Son immigration a été précipitée par le début de la guerre. « J’avais prévu de partir en juillet 2024, mais mon père m’a ordonné de partir quand la guerre a commencé en Palestine. Je suis partie en quelques jours », explique-t-elle, la tristesse dans la voix.
Elle redoutait que l’aéroport soit détruit ou le conflit s’étende au Liban, ce qui a fini par arriver. « J’étais dévastée, je ne voulais pas quitter mon pays, mais je n’ai pas eu le choix avec la situation économique déjà avant la guerre », poursuit celle qui était enseignante de français dans sa ville natale de Tripoli au nord du Liban et qui ne gagnait que l’équivalent de 70 $ CAN avant de partir.
Un an plus tard, elle est revenue deux semaines pour voir sa famille et ses proches et a échappé au pire en repartant, à la veille de l’escalade du conflit.
« Je suis clouée sur mon téléphone, à écrire à mes proches, à regarder les vidéos, en me réveillant, avant de m’endormir, en cuisinant, pendant mes pauses au travail. Je m’inquiète trop, ma tête est occupée en permanence, car je crains qu’ils bombardent là où mes parents habitent. Quand ils ont ciblé une maison à Aito, j’ai paniqué, car notre maison à la montagne est à cinq minutes de là », poursuit-elle. À des milliers de kilomètres de son pays, c’est un le tourbillon d’émotions qui la traversent et le conflit a de lourds impacts sur sa vie.
« Certaines personnes me disent que je suis chanceuse d’être partie. Oui, j’ai quitté le pays, mais j’ai le cœur arraché, je suis tout le temps stressée, je ne dors pas bien, je pense tout le temps à mes parents et à ma sœur »
La vie au milieu de la mort
C’est justement ce même flot d’émotions qui faisait peur à Carine Loutfi et qui l’a incitée à témoigner avant de partir du Liban. « Je ne sais pas comment je me sentirai à mon retour à Montréal, mais je serai dans un froid total : avec les températures, mais aussi les relations sociales », justifie-t-elle.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est déterminée à repartir pour son pays d’origine dans les prochains mois. « Je rentre pour mieux revenir au Liban. Je ferai un séjour plus long », poursuit-elle. Paradoxalement, elle s’y sent bien et en sécurité émotionnelle. « S’ils souffrent, au moins, je souffre avec eux ».
C’est aussi que malgré l’horreur, le Liban reste debout. Face à l’invasion et les bombardements, les Libanais se mobilisent et sont solidaires. « Cela bouillonne de vie de partout ! », s’exclame Carine Loutfi qui trouve que parmi les atrocités que vivent les gens, il demeure de la beauté. « On ne le montre pas assez, mais c’est une question de vie, de résistance et de présence sur la terre », estime la psychologue, quelques heures avant de retourner à Montréal, à des milliers de kilomètres de cette réalité dystopique et sanglante. Mais pour elle l’éloignement est surtout physique, car toutes ses pensées seront tournées vers son pays en attendant de rentrer.
Photo : Yousef Espanioly
À propos de Marine Caleb
Journaliste indépendante, Marine Caleb vit entre Marseille et Tripoli au Liban. Elle se spécialise dans la migration et les droits des femmes et écrit pour divers médias canadiens, français et du Swana. Ayant vécu de nombreuses années au Québec, elle dirige le magazine des journalistes du Québec, Le Trente.
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