
Nous avons rencontré Madame Danièle Henkel, entrepreneure et porte-parole de l’organisation Evol, à propos des défis liés à l’immigration et comment l’entrepreneuriat a été un vecteur de changement dans son parcours.
Immigrant Québec : À titre d’entrepreneure immigrante, quels ont été vos plus grands défis à votre arrivée au Québec ?
Danièle Henkel : Je commencerais par celui du « blackout » — même s’il relève davantage d’un état d’âme que d’un défi. Lorsque nous arrivons dans un nouveau pays, nous ne savons pas grand-chose. Que nous soyons accompagnés ou pas par notre famille, nous sommes seuls parce que nous avons perdu tous nos repères. En tant qu’immigrant, nous faisons face à une multitude de microémotions, qui sont en réalité des macros-émotions, tant elles occupent une place importante. Nous essayons alors de déchiffrer, de nous remémorer des choses qui pourraient nous aider à faire des liens. Les endroits où nous achetons des choses ne sont plus les mêmes, la façon de s’habiller ou de manger diffère. Même l’heure de manger n’est plus la même.
Puis, nous nous rendons compte que nous ne trouvons pas nécessairement chaussure à notre pied d’un point de vue professionnel. Quand je suis arrivée en 1990, je pensais arriver dans une province où la reconnaissance des compétences, des acquis, du parcours, des réalisations, de la diplomation prenait une place importante, alors que je me suis retrouvée à travailler à des salaires extrêmement bas. Il a fallu que je cumule deux, parfois trois, emplois pour m’occuper honorablement de ma famille.
C’est ainsi que sept ans après mon arrivée j’ai décidé de lancer mon entreprise. À ce moment-là, se lancer en affaires, pour une femme sans possessions, avec un produit que personne ne connaissait ni ne comprenait (le gant Renaissance, NDLR), relevait quasi de la folie. Il y avait peu de programmes d’accompagnement, et il a fallu se débrouiller, notamment pour le financement.
IQ : À l’inverse, que vous a apporté votre projet entrepreneurial en tant que personne immigrante ?
DH : Je peux dire sans hésiter que ce projet entrepreneurial est positif, et que, par la force des choses, il a façonné la femme que je suis aujourd’hui. Si je l’ai entrepris, c’est aussi parce que j’ai une certaine vision de la persévérance et de la résilience, ainsi que de la volonté. Vous ne trouvez pas l’emploi ou la position qui vous corresponde ? Vous voulez vous lancer en affaires ? Persévérez ! Nous sommes venus fièrement pour contribuer à la société. Nous sommes venus pour partager notre savoir-faire et notre savoir-être.
C’est cela notre but, en tant qu’immigrant : soutenir et permettre à nos familles de grandir et d’évoluer dignement dans un pays libre et démocratique. Voilà ce que m’a apporté mon projet entrepreneurial. Je suis fière d’avoir su maintenir le cap pour que mes enfants aient la vie qu’ils ont choisie.
IQ : Comment les organisations peuvent-elles mieux soutenir les entrepreneur·e·s issu·e·s de l’immigration ?
DH : Je comprends que la première réaction d’une personne venant d’un autre pays, avec sa propre culture et des besoins très particuliers, soit d’essayer de retrouver des repères, à travers une organisation ou un organisme qui représente aussi sa communauté. Mais attention, demeurer dans sa zone de confort et travailler en silo ne nous permet pas de connaître correctement nos différences, nos cultures et nos richesses.
En tant que professionnels, dirigeants, entrepreneurs, nous devons apprendre que nous avons beaucoup de choses à partager et apprendre les uns des autres. De fait, les organisations de soutiens aux entrepreneurs immigrants devraient, à mon sens, être plus enclines à établir des relations entre elles, et contribuer à briser les barrières en faisant se rencontrer les gens entre eux. C’est ce qu’a fait Evol en créant des alliances stratégiques, notamment avec Entreprendre Ici, en embauchant conjointement une ressource responsable de faciliter l’accès au financement aux entrepreneur·e·s immigrant·e·s.
IQ : Comment les entrepreneur·e·s peuvent être des vecteurs de changement ?
DH : D’abord, je dois dire que cela ne fait pas si longtemps que l’on reconnaît l’entrepreneuriat et qu’on le valorise au sein de notre société — et encore plus spécifiquement en ce qui concerne les femmes. Cette amélioration s’est mise en place justement grâce à tout ce qui s’est bâti autour. Les organisations, les chambres de commerce, les événements, la volonté des gouvernements de stimuler nos jeunes et notre diversité, incluant les femmes, à créer et/ou à reprendre des entreprises. Je trouve cette amélioration fabuleuse. C’est grâce aux femmes qui ont décidé qu’elles aussi pouvaient offrir quelque chose, même si nous sommes encore trop peu nombreuses.
Je crois fermement qu’il faudrait encore plus encourager la diversité. On parle de professionnels qui ont gardé des contacts dans leur pays d’origine, et qui peuvent non seulement créer des produits et des services inédits, mais également des ponts entre les différents pays.
Deuxièmement, je pense que les femmes et les hommes entrepreneurs représentent l’économie. Tout est basé sur les petites et moyennes entreprises, qui représentent quasi 98 % de tissu économique. Nous devrions être plus à leur écoute, leur faciliter les accès au mentorat, au financement, à l’accompagnement, et particulièrement à des marchés et à de l’approvisionnement. Ce sont ces entrepreneurs qui vont créer des emplois créant ainsi plus de prospérité. C’est l’entrepreneuriat, c’est ça l’économie et l’économie c’est nous toutes et nous tous, ensemble.
IQ : Si vous pouviez utiliser votre voix pour passer un message clair, quel serait-il ?
DH : Aujourd’hui, nous faisons face à une multitude de défis concrets, sérieux et mondiaux. Si nous n’ouvrons pas les vannes de la créativité en termes de produits et services, le Québec ne pourra plus répondre adéquatement à la demande de ses citoyennes et de ses citoyens, que ce soit sur les plans de la santé, de l’alimentation ou de l’éducation.
Nous devons être un peu plus autosuffisants, et pour cela il faudra passer par la modification de certaines approches, si ancrées soient-elles. Nous devons porter un regard différent sur les femmes, sur la diversité.
Nous devons aussi miser sur la créativité des différentes organisations, celles capables de se remettre en question, de faire évoluer leur mission et de redéfinir leur cadre d’intervention afin de réellement faire la différence pour toutes et tous.
C’est cela, la voix que je veux porter : alléger toutes les barrières et les biais que l’on peut avoir. Arrêter de penser que lui n’y arrivera pas, qu’elle n’est pas d’ici, qu’elle n’a pas les connaissances, qu’il n’a pas les compétences. Nous n’en sommes plus là.