
Hiver 1999. Maha a 23 ans quand elle quitte Casablanca pour poursuivre ses études au Québec. Après une belle carrière à Radio-Canada, le goût des autres et de la cuisine marocaine rattrapent cette passionnée de multiculturalité, qui devient cheffe traiteur en 2018. Comme un trait d’union entre ici et là-bas.
Dans la famille de Maha Bensouda, on est gourmet. Enfant, la jeune fille observe et apprend les gestes auprès de ses grands-mères et de ses tantes. Il y a la rigueur des pâtisseries en période de fêtes, les effluves des épices entières, à torréfier et faire sécher au soleil, tout un rituel. Sa passion naît là dans le giron familial. « Au Maroc, on a la chance d’avoir une cuisine qui est très riche et sous influence, avec la possibilité de goûter à la cuisine asiatique, française, espagnole… Pour moi la table, c’est un bonheur et la cuisine marocaine un grand terrain de jeu ! » souligne Maha avec enthousiasme. En arrivant au Québec, elle est bien loin de se douter que son amour de la « bouffe » nourrira son « goût de l’autre ».
Culture de la table et fossé culinaire
À 23 ans, en janvier 1999, Maha atterrit fraîchement au Québec, pour suivre une Maîtrise en science de la gestion spécialisée au marketing, à HEC Montréal. Passé le choc climatique, la jeune étudiante se confronte à une autre réalité : la solitude. « Heureusement, j’ai un caractère sociable. J’adore baigner dans un environnement multiculturel, alors pour me sortir de cette solitude, j’invitais beaucoup de gens chez moi. Et, pour n’essuyer aucun refus, je les invitais à venir manger. » La cuisine comme passerelle culturelle, c’est une des plus grandes clés de son adaptation. « En faisant ça, j’ai beaucoup appris sur l’art de recevoir au Québec. Quand j’invitais, on me demandait ce qu’il fallait ramener à boire, à manger… J’étais très surprise, parce qu’au Maroc, quand on vous invite, on vous reçoit de A à Z, vous ne ramenez rien ! ».
Mais cette amoureuse de la culture de la table passe aussi par un choc culinaire, celle d’une cuisine souvent « trop rapide, peu équilibrée et peu variée ». Même si elle constate que les choses ont beaucoup évolué en 20 ans, cette fille de deux médecins (dont un père endocrinologue) ne peut s’empêcher, à l’époque, d’observer au supermarché les paniers des familles : produits transformés, sauces, conserves… « Ça me faisait de la peine, parce que je me disais qu’on n’avait pas inculqué aux gens le bienfait de bien se nourrir. J’ai eu la chance de grandir avec cette éducation de l’apport en vitamines, trouver les bonnes sources de sucre naturel, manger sain et goûtu sans que ce soit antinomique. Le bien-manger, ça fait partie de ma vie », souligne-t-elle avec conviction.
Prise dans le rythme de vie nord-américain et ses « boîtes à lunch » quotidiennes, elle réalise aussi avec plus de compréhension la réalité des familles.
Un temps, elle songe à changer de carrière pour devenir nutritionniste. Mais il lui faudrait alors reprendre ses études au complet, depuis le Cégep. Elle sait ce qu’il en coûte, son mari comptable professionnel agréé (CPA) a dû refaire toutes ses études pour pouvoir exercer au Québec.
Maha poursuit donc sa voie, et fait carrière à Radio-Canada comme analyste experte média pendant 15 ans. À 40 ans, maman de deux enfants, elle s’interroge plus profondément. « J’ai commencé à questionner ma valeur ajoutée, mon utilité ici… ».
Il lui manque quelque chose, des odeurs, la « saveur des fruits et des légumes gorgés de soleil ». Elle troque les analyses complexes pour la toque de cheffe, quitte Radio-Canada et saute le pas en se lançant dans une formation culinaire à l’école des métiers de la restauration et de l’hôtellerie de Montréal. La cuisine lui offre ce trait d’union qui résume tout, Maroc-Québec.
Cuisine et vivre-ensemble
« Je n’étais pas malheureuse dans mon travail, j’aurais pu poursuivre sans souci. Mais j’ai un côté un peu idéaliste, je veux mettre mon savoir-faire en cuisine au service du vivre-ensemble, parce que, justement, pendant toutes les années où j’ai travaillé, je me rendais bien compte qu’on se côtoie entre collègues, mais on ne connaît pas les différentes cultures. On ne me considérait pas comme “Africaine”. Les gens confondaient le Moyen-Orient, l’Extrême-Orient, l’Asie Mineure, l’Afrique du Nord… ».
Le racisme, Maha n’y a jamais été vraiment confrontée en 23 ans de vie au Québec. « C’est plus de l’ignorance, des idées préconçues ou des raccourcis liés aux informations qui circulent dans les médias de masse, une forme de paresse intellectuelle aussi », analyse-t-elle.
Pour y remédier, après avoir pris le temps de connaître la culture d’ici, elle veut faire connaître la sienne. À la tête de sa Caravane gourmande, Maha donne des ateliers sur la cuisine marocaine avec une nutritionniste, devient cheffe privée à domicile ou travaille avec des corporations ouvertes à la diversité et l’inclusion. L’idée est là, faire découvrir une cuisine qui peut rester authentique tout en étant modernisée, offrir une expérience immersive qui passe par la vaisselle, les tissus, mais aussi la musique de la jeunesse actuelle, celle du rap marocain, du RnB ou du jazz. « Je veux que les gens découvrent que le Maroc ce n’est pas juste des chameaux, des dunes et un tajine ». Avec chacun, elle crée des liens « très forts », raconte son Maroc, sa diversité, sa richesse, elle recherche aussi beaucoup de points communs avec le Canada et le Québec. « Par exemple, l’utilisation de la cannelle dans la cuisine, c’est un point commun qui s’explique par une histoire que nous avons en commun avec l’Angleterre. Où qu’on aille, quoi qu’on fasse, on aura toujours des points communs, ça me fascine, confie-t-elle ».
Quand Maha parle de multiculturalité, elle le fait souvent avec fougue, parfois avec beaucoup d’émotion.
« Le multiculturalisme, un passeport pour la vie »
Aujourd’hui, Maha se définit fièrement comme une « maroco-canadienne ». Sa cérémonie de citoyenneté, en 2004, lui donne encore les larmes aux yeux. « On était 23 nationalités dans la salle, c’était magnifique. La juge a remercié toutes ces personnes qui ont choisi le Canada pour immigrer et a reconnu les sacrifices que chacun d’entre nous a dû faire pour venir s’établir. Ça m’a beaucoup touchée. C’est la première fois que je réalisais le chemin parcouru. Je me sentais chez moi, et je me suis dit que je méritais cette place, parce que je ne l’avais pas eue gratuitement. J’ai choisi ce pays, j’ai décidé d’y rester, j’y ai étudié, j’y ai même fait venir mon conjoint, je me suis adaptée à la culture, j’ai travaillé et j’ai donné au niveau communautaire. Cette cérémonie représente beaucoup pour moi parce que le vivre ensemble c’est dans mon ADN ».
Avec ses enfants nés au Québec, Maha s’accroche fermement au multiculturalisme, « un passeport pour la vie », les faisant voyager d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique depuis qu’ils sont nés. Eux se disent Marocains et Canadiens. « Ils ont vraiment la biculture, ils aiment autant la poutine ou le mac’n’cheese que la pastilla ou le tajine, et ils sont conscients pour leurs deux pays des différents enjeux socio-économiques. Pour moi, c’est une réussite, témoigne-t-elle ».
Photo : Isabelle-Blanche Pinpin