Visages du Québec : Philippe, un homme entre deux chaises

Deux chaises entremêlées, juxtaposées à un point tel que l’œil a du mal à distinguer ce qui façonne chacune d’elle. C’est l’image qui figure en couverture de Ton pays sera mon pays, premier livre de Philippe Manevy, professeur de français et critique littéraire. C’est aussi l’histoire de sa vie d’immigrant, celle d’un être toujours entre deux chaises ; entre la France et le Québec.

Il le reconnaît lui-même, difficile de savoir à quel moment le Québec a pris racine dans sa vie. Peut-être que, sans le savoir, la graine a été semée tout gamin quand, dans son petit village d’Auvergne, Philippe retrouvait chaque été ce chansonnier québécois qui venait déployer son répertoire de Gens du pays. Il grandit à la hauteur du territoire fantasmé : « la nature, l’hiver, la neige, la chaleur de l’hospitalité ».

En 2003, à la faveur d’études de lettres à terminer il part visiter la carte postale.

« Je suis arrivé à Montréal, dans l’anonymat de cette grande ville américaine, un peu perdu, avec de grands moments de solitude — surtout quand je suis tombé malade, et que plus aucune des personnes sympas rencontrées dans des partys ne me répondait », se remémore-t-il en souriant.

On oublie souvent le dos de la carte postale, celui sur lequel chacun brode des histoires, comme un chansonnier des paroles à boire. Mais comment ne pas se laisser séduire par des récits quand on est un futur homme de lettres ? « C’est vrai que dans mon cas l’immigration, la littérature et l’amour sont complètement entremêlés », confie-t-il.

Littérature et migration

Son premier logement étudiant, rue Beaudoin, dans Saint-Henri, Philippe l’associe à Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, offert par une amie française qui tient à « faire son éducation ». Si la littérature a toujours fait partie de sa vie, la littérature québécoise occupe une place à part. « Elle a été ma porte d’entrée principale, une façon de mieux connaître le pays dans lequel j’arrivais. Et puis ensuite, ça s’est développé par le fait que j’ai rencontré au Québec mon épouse, Mélikah Abdelmoumen, qui elle-même est une écrivaine québécoise ». Quand le couple rentre en France entre 2005 et 2017, la littérature suit cet autre mouvement migratoire et tisse un lien entre deux territoires. « Ma femme commandait plein de bouquins québécois, toute la période qu’on a passée ensemble en France je lisais plus de littérature québécoise que française ».

Douze ans plus tard, en 2017, la preuve d’amour de sa femme a fait son temps, le couple fait le choix complexe de revenir au Québec accompagné de leur fils, né en France. Dans ce pendulier migratoire amoureux, Philippe redevient l’immigrant. « Je ne peux pas dire qu’il y a eu un choc culturel, j’ai eu le sentiment à la fois de rentrer chez moi et en même temps de ne pas être chez moi ».

Les défis de l’immigration choisie

Dans son livre Ton pays sera mon pays, carnet de cette double immigration amoureuse, racontée avec finesse et un humour bienveillant, Philippe Manevy est très attaché au « mot juste ». Il ne s’agit pas d’associer exil et immigration, d’autant plus quand l’actualité est brûlante [la guerre en Ukraine, ndlr]. « Je ne tiens pas du tout à revendiquer une souffrance comparable à celle de quelqu’un qui quitte son pays par nécessité, pour des raisons économiques ou pour fuir la guerre. L’immigration française est très souvent une immigration privilégiée, comme on dit au Québec. Il faut se garder une petite gêne ».

Sur la pointe des pieds, il évoque les inquiétudes liées à l’éloignement de ses parents et de ses proches, mais aussi la carrière qui repart en arrière, même si lui a été reconnu rapidement dans sa spécialité professionnelle, l’enseignement. « Je suis un immigrant très chanceux, mais j’ai dû me débattre parfois avec une instabilité que je n’avais pas connue. Certains stéréotypes anti-français peuvent être blessants », souligne-t-il. « Il y a des Français qui vivent à Montréal ailleurs que sur le Plateau, qui ne sont pas dans la pauvreté, mais qui doivent retrouver un travail, faire leurs preuves, ou qui ont un statut instable et se posent des questions financières ».

Sans la violence de l’exil, l’immigration bouscule elle aussi, à sa façon. Comme lui a dit un jour un de ses élèves, fraîchement arrivé du Liban, « Comprendre exige une longue patience ».

Se définir entre deux chaises

C’est pour mieux comprendre l’histoire du territoire qu’il habite que Philippe s’est mis à lire des auteurs « classiques » de la littérature québécoise : Gaston Miron, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy… « J’essaye de maintenir l’équilibre, car, fatalement, en tant qu’immigrant, les récits d’immigration nous intéressent. La littérature québécoise accueille une littérature “monde” de très grands auteurs venus d’ailleurs : Dany Laferrière, Rodney Saint-Éloi, Ook Chung… »

De la France, il reconnaît « ne pas avoir encore complètement enlevé le sparadrap ». « J’écoute la radio française tous les matins en me faisant croire idiotement que je l’écoute à la bonne heure », confesse-t-il.

Du Québec, il aime « le ciel plus vaste, la terre plus grande, le consensus… ».

Chez lui, c’est là où se trouve son bureau, « dans une maison à Montréal avec des photos de famille juste en face de moi pour être sûr que la France soit là ».

Se définir, c’est une mosaïque culturelle complexe, comme assembler une courtepointe. « J’aimerais bien qu’on dise que je suis un Français et un Québécois, car les deux coexistent pour moi quasiment au même niveau. Oui, je resterai français jusqu’à ma mort, ayant vécu enfant, adolescent, jeune adulte dans mon pays de naissance. Mais j’aimerais qu’on me considère comme un Québécois même si je n’ai pas l’accent ni la culture d’enfance, car j’habite ici, ma femme est québécoise, je lis la littérature, j’y tiens ».

Il conclut comme à l’image de son livre, « être immigrant, c’est toujours être entre deux chaises ».

À lire : Ton pays sera mon pays, Philippe Manevy, éditions Leméac, Collection Phares, 244 p., 24,95 $ CAN.

Crédits photo : Julie Larocque et Martin Shank.

 

A lire également

X
Marie est là pour vous aider ×
Icône Chatbot