Lors de son voyage au Canada en 1911, Stefan Zweig compare le sort des Québécois à celui des Amérindiens, « spoliés de leurs terres et dépouillés de leur culture ». En vérité, les Canadiens d’origine française disposent bien des mêmes droits que les anglophones. Ils pâtissent en revanche de deux faiblesses : le basculement démographique et le relatif éloignement du monde des affaires.
Une forte poussée migratoire au tournant du siècle entraîne une forte diversification des origines ethniques de la population canadienne, devenue une mosaïque composée d’une vingtaine de nationalités différentes. Les anglophones — Anglais mais plus encore Irlandais, Écossais et Américains — en représentent près des deux tiers, les francophones un peu moins de 25 %, les diverses populations immigrées restantes moins de 10 % et les Premières Nations de l’ordre de 2 %. Ce qui explique largement que les gouvernements se préoccupent alors assez peu de ces dernières.
Ce qu’on a appelé au Québec « la revanche des berceaux », cette surnatalité encouragée par l’Église catholique et visant à pondérer le déficit migratoire, s’essoufflé peu à peu, surtout après la Deuxième Guerre mondiale. Le phénomène soutient néanmoins la vitalité de la nation québécoise en raison de son caractère sédentaire : aussi importante en nombre que la population francophone, la population germanophone s’est dispersée sur toute l’Amérique du Nord, ne créant de souche nulle part.
On a beaucoup dit, à la suite de Max Weber (auteur en 1905 de Éthique protestante et esprit du capitalisme) et d’Alain Peyrefitte (auteur en 1976 du Mal français), que le protestantisme de la population anglophone répondait mieux aux exigences de l’économie d’entreprise que la culture francophone. Tandis que la première crée des banques et des usines investit les villes, assurant à Montréal puis à Toronto un spectaculaire développement « à l’Américaine », la deuxième semble un peu à la traîne, demeurant largement rurale et confinée dans des métiers plus traditionnels, autour de l’agriculture et de l’artisanat. Chiffres significatifs : parmi les cent premières fortunes répertoriées au Canada en 1930, deux seulement appartiennent à des Québécois.
Mais dans la deuxième moitié du XXe siècle, le Canada d’origine française manifeste l’intention de rejeter cette fatalité et d’afficher sa capacité à se montrer aussi performant, sur tous les plans, que son pendant anglophone. Non sans mal au début. Ainsi l’époque dite de la « Grande Noirceur », dominée jusqu’à la fin des années 1950 par un étroit conservatisme politique, par la chasse gardée de l’Église sur l’éducation — dont celle des enfants autochtones dans les pensionnats — et les services sociaux, le Québec prend, surtout au plan économique, du retard sur les provinces voisines. Puis la « Révolution tranquille », et son slogan « maîtres chez nous », marquent un effort de modernisation et de personnalisation de la province qui entend voir son autonomie renforcée. De 1960 à 1966 sous l’impulsion du gouvernement libéral de Jean Lesage, de nombreuses lois sont adoptées, notamment en faveur d’une meilleure protection sociale et d’un système éducatif rénové. Plusieurs mouvements indépendantistes émergent alors à l’air libre et l’Union nationale de Daniel Johnson, qui vient de publier Égalité ou indépendance, remporte les élections du 5 juin 1967, six semaines avant la visite du général de Gaulle et son fameux « Vive le Québec libre ! » lancé du balcon de l’hôtel de ville de Montréal. Alors que le Premier ministre fédéral, Lester Pearson, attendait du chef de file du non-alignement, un « Vive le Canada libre ! » qui l’aurait aidé dans son refus de suivre la politique américaine au Vietnam…
Après quoi, la poussée indépendantiste prend de l’ampleur, jusqu’à la victoire électorale du Parti québécois de René Lévesque en 1976. Mais deux referendums successifs, en 1980 puis en 1995, montrent que la majorité des électeurs de la province est hostile à son indépendance. Depuis lors, la question a perdu de son acuité et les gouvernements québécois s’attachent plutôt, d’une part à consolider ou à protéger l’identité culturelle, notamment linguistique, de la province, d’autre part à favoriser son développement économique et social, qui accuse toujours un certain retard par rapport aux provinces voisines : en 1950, le produit intérieur brut par habitant du Québec le plaçait en cinquième position (sur dix provinces), il est aujourd’hui au septième rang.
De sa capacité à améliorer sa compétitivité économique, à poursuivre et à adapter une politique d’immigration en phase avec ses besoins de développement, à rationaliser son administration et à rendre plus efficace ses services publics, notamment en matière de santé et de grandes infrastructures, dépend largement l’avenir du Québec.
Texte : Daniel de Montplaisir, auteur de Histoire du Canada, biographie d’une nation, Paris, Perrin, 2019